Interview
Valérie Berge
À propos de “ Nature Morte ”
Peux-tu
rapidement nous présenter ton parcours ?
J’ai fait mes premières photos il y a une dizaine d’années au sein d’un
collectif d’artistes lyonnais, underground et pluridisciplinaire. C’est
là que j’ai fait mes premières expositions et premières tentatives de
livres. L’autoportrait, le portrait, le corps ont été mes premiers sujets
de recherche. Puis avec Ambre et Lionel Tran nous avons quitté ce collectif
pour créer TerreNoire éditions. C’est à cette époque que j’ai fait Vertiges
et nausées au retour d’un voyage au Vietnam. Le regard est tourné vers
l’autre, mais le constat est le même.
Comment
en es-tu venue à ce travail, à la série qui constitue le corps de “ Nature
Morte ” ?
Je finissais de travailler sur Vertiges et je déambulais sans but précis
sur ce trottoir où avait eu lieu le marché, je connaissais cet endroit
par coeur, j’y ai fait mes courses des centaines de fois et là pour la
première fois j’ai vu dans ces détritus laissés au sol des scènes organisées
en natures mortes. Des fruits et légumes plus ou moins pourris, des abats
de volailles des têtes de poissons abandonnés au sol ou dans le caniveau
constituaient à l’état brut des natures mortes éphémères amenées à être
balayées par les éboueurs qui intervenaient à peu près une heure après
la fin du marché. Ma démarche était donc d’identifier une scène qui pouvait
être intéressante, trouver le meilleur angle de prise de vue et me dépêcher
de faire la photo avant qu’elle disparaisse dans les égouts. On me demande
quelquefois si j’ai composé avec les éléments trouvés au sol et bien non
j’ai préféré me fier au hasard des rapprochements fortuits parfois plus
forts que ce que j’aurai pu imaginer.
En
quelques mots, sur cette série : où s’est-elle concrétisée, comment s’est-elle
faite, en combien de temps ?
Toutes les photos ont été prises sur le marché de la Croix Rousse (quartier
où j’habite à Lyon), j’ai du y aller une vingtaine de fois en deux ans,
par périodes.
Quels
critères t’ont aidé dans ta sélection finale ?
Le pouvoir évocateur : chacune des images retenues véhicule un sentiment
très précis par rapport à la condition humaine, telle que je la perçois
du moins. Je crois qu’on peut y retrouver trois thèmes récurrents : l’enthousiasme
de la jeunesse et sa naïveté, les espoirs déçus, dans ces images, le côté
esthétique, plaisant à l’oeil est fortement présent mais une menace plane
aux alentours; viennent ensuite les images illustrant la difficulté de
vivre, le poids des angoisses, l’individu noyé dans le collectif, là les
éléments sont écrasés, broyés, éclatés, enfin le dernier type d’images
peut avoir un côté terriblement froid (d’ailleurs beaucoup ont été prises
en hiver) , voire mortifère mais sont le signe d’une résolution des conflits,
d’un dépassement des contingences matérielles et des aspirations vouées
à l’échec ces images là ont un côté dépouillé, nu, qui tend parfois à
l’abstraction.
Quel
fut le regard des gens sur le marché ?
Lorsque je fait ces photos il ne reste plus grand monde, puisque j’attend
précisément que tout le monde soit parti - pour ne pas gêner et pour ne
pas être gênée- néanmoins il reste parfois quelques marchands un peu à
la traîne pour remballer leur marchandises et là je dois dire que j’ai
rencontré quelques réactions étonnantes d’agressivité et d’incompréhension.
Les gens ne comprennent pas qu’on puisse photographier des fruits et légumes
pourris sur un trottoir (lieu public s’il en est !). “ pourquoi vous faites
ça ? ” “ et vous trouvez ça beau ? ” j’ai même eu une fois une vieille
marchande qui est venue donner un coup de pied dans la composition que
j’étais en train de prendre avant même de m’adresser la parole. Par rapport
à tes premiers livres, l’être humain est cette fois totalement absent
des images.
Etait-ce
un choix délibéré ? Comment as-tu abordé ce paramètre ? Au niveau des
prises de vue, n’as-tu pas ressenti un manque d’échange, une plus grande
solitude ?
L’humain est toujours présent, c’est plus une question de distance. Chaque
image est l’illustration d’un comportement ou d’un sentiment que nous
ressentons tous, c’est la peur, la dégradation ,l’acceptation de la mort.
l’échange je le trouve dans le travail du portrait que je fais parallèlement
et cette solitude m’étais justement nécessaire dans ce travail pour Nature
Morte. C’est un moment inestimable où une parfaite vacuité d’esprit liée
à un état de receptibilité totale me permet de voir autre chose que ce
que j’ai sous les yeux.
Ce
positionnement plus “ allégorique ”, plus poétique peut être, fut-il un
choix antérieur à cette nouvelle série, l’un de ses propos essentiels,
ou une tournure singulière et intéressante qui a émergé d’elle-même des
images au fur et à mesure de leur création ?
Lorsque j’ai commencé à faire de la photographie c’est l’introspection
qui primait puis j’ai porté mon regard sur l’extérieur, sur l’autre, et
j’y ai vu la même chose : le côté noir caché derrière des apparences lisses,
la dégradation inéluctable et la mort comme origine et conclusion de tout
processus de vie. On m’a souvent dit que mes photos étaient morbides et
comme ça me gênait d’avoir des réactions d’effroi j’ai cru -un peu naïvement
peut être- que la beauté des images feraient accepter la noirceur du propos.
Evidemment il n’en n’a rien été.
L’omniprésence
de l’eau, de même que celle des matières minérales, est récurrente dans
toutes ces images, et constitue un milieu, un arrière plan assez étrange.
As-tu vu dans cette coloration un moyen d’atteindre à une certaine abstraction,
à un discours moins contextualisé, se retrouvant dans un environnement
constitué d’éléments primaux et peu socialisés ?
Dans les éléments qui m’étaient donnés j’ai fait en sorte d’isoler, de
mettre en avant les motifs du tableau qui s’offrait à moi. Le contexte
dans lequel il se trouve n’est qu’un décor effectivement très urbain et
contemporain, c’est le macadam du trottoir, l’eau du caniveau qui créent
une unité et un fil conducteur, d’un bout à l’autre du livre on reste
dans le même univers. C’est ce qui fait aussi que ce ne sont plus des
scènes de marché mais une suite de tableaux.
Tu
avais choisi en introduction une phrase de Baudelaire qui ne fut pas conservée
dans l’édition finale, qui explicitait ton intervention : "Tu
m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or". Cette transmutation
que tu opères et qui fait de tableaux initialement morbides ou repoussants
des compositions très émouvantes est assez saisissante. Est-ce cette beauté
intrinsèque qui fut ta première motivation, le propos à tes yeux suffisant
pour justifier l’édition d’un livre entier ?
Ce n’est pas seulement une question de beauté, cette phrase de Baudelaire
(que j’ai eu présente à l’esprit dès que j’ai fait mes premières images
sur ce marché) résume assez ce que j’essaye de faire dans la plupart de
mes travaux : montrer ce que l’on refuse de voir et le faire accepter.
Dans cette série c’était d’autant plus vrai que je prenais des éléments
voués à la destruction, à l’ignominie (jeté aux égouts) et je les photographiais
sous un tel angle qu’il paraissait sortir d’un tableau du XVIIè siècle,
les fixer sur la pellicule et les publier dans un ouvrage leur donnait
accès à l’immortalité (ou presque), quel revanche pour eux !
Il
y a dans ces images beaucoup de mises en scènes et de prises de vues frontales.
Etait-ce une volonté délibérée ? Et quelles ont été tes recherches et
tes références en ce qui concerne l’exercice de la nature morte ?
Justement il n’y a jamais eu de manipulation de ma part. J’ai pris les
éléments tels qu’ils était placé, parce qu’ils faisaient sens comme cela
tout simplement. C’est un exercice du regard auquel je me suis adonnée
avec plaisir souvent, avec insuccès parfois car il m’est arrivé de passer
devant des fruits et légumes pourris sans y “ voir ” autre chose. Ce que
j’aime assez dans la nature morte c’est le plaisir de montrer sous une
forme perfidement très esthétique une réalité beaucoup plus dure à accepter.
Je connais mal la peinture classique mais je ne crois pas que les peintres
de l’époque s’amusaient à faire simplement quelque chose de joli que l’on
puisse accrocher dans un intérieur bourgeois. Ce pouvoir subversif de
l’image me plaît beaucoup. De manière plus contemporaine le travail de
Witkin m’impressionne depuis longtemps. Je crois que c’est la première
fois que j’ai vu un travail fait à partir de d’êtres morts auquel il réinsuffle
une vie, un sens par son travail de créateur. Ce n’est pas forcément le
photographe que je préfère (il y a peut être trop de maîtrise, trop d’affirmation
dans son oeuvre, je préfère une photographe comme Diane Arbus, je trouve
chez elle une fragilité, une faille beaucoup plus humaine) mais c’est
incontestablement un maître. Plus récemment j’ai découvert les natures
mortes d’ un photographe japonais , Nobuyoshi Araki, plus connu pour ces
photos de bondage. Il a sorti récemment un livre étonnant de justesse
où natures mortes, femmes ligotées et vues de Tokyo se croisent et s’interpénètrent
et forment un tout très cohérent. Cet ouvrage pourrait être un rappel
de nos regards oubliés – on oublie de regarder ces choses elles mêmes
vouées à l’oubli, on les écrase sans plus les remarquer.
Est-ce
là, pour toi, une prise de position vis-à-vis de notre monde contemporain
et de son consumérisme ? Ou plutôt une sympathie “ brute ” pour tout ce
qui en est exclu ?
Je suis convaincue de la complexité des choses en général et de l’humain
en particulier; Chacun de nous est le résultat -en évolution constante-
de quantité de facteurs donnés à la base, de quantités d’expériences accumulées
au cours de sa vie. Ce qui m’intéresse c’est de montrer aux gens que chacun
à en soi une part d’ombre et de boue et qu’il doit vivre avec, le nier
serait destructeur. Or nous vivons dans une société où il faut être rapide,
efficace, consommer, paraître pour exister. Malheureusement pour l’homme,
le silence, l’immobilité, la contemplation et l’introspection n’ont plus
de place dans notre monde actuel, voire sont même considérés comme dangereux.
Mais la critique sociale n’était pas mon objectif premier, ceci dit plusieurs
personne l’ont perçu comme ça et ça ne me dérange pas. Ce qui m’intéresse
c’est que les gens soient touchés par une image et qu’elle leur fasse
ce poser des questions, qu’ elle ouvre quelques portes jusque là soigneusement
scellées.
Quel
regard portes-tu aujourd’hui sur ces images, sur ce travail ?
J’aime ces images et j’aimerai continuer ce travail sur la nature morte
qui prendra sûrement une forme assez différente. Pour l’instant je manque
encore de recul.
Questions
posées par Laurent Bramardi, février 2001.
|